Des marionnettes pour conter Auschwitz
La compagnie Hotel Modern
trouve la bonne distance pour parler des camps de la mort.
Auschwitz en marionnettes?
La proposition peut légitimement susciter un certain sentiment d’incrédulité,
voire de malaise. La compagnie néerlandaise Hotel Modern l’a osé, pourtant, en
un spectacle extraordinaire et bouleversant, Kamp, créé à Rotterdam (Pays-Bas) en 2005 et qui, depuis, ne cesse
de tourner dans toute l’Europe. En France, on a pu le voir juste quelques soirs
en 2006 à La Ferme de Buisson, à Noisiel (Seine-et-Marne), puis en 2008, à
Malakoff (Haute-de-Seine). Le revoilà au Centquatre, à Paris, où il fait
l’ouverture de Temps d’Images, le festival qui mêle arts de la scène, arts
plastiques et visuels. Il lance une belle programmation placée sous le signe
des relations entre l’indicible et les images.
Kamp, c’est donc le camp
d’Auschwitz reconstitué dans ses moindres détails, en une vaste maquette qui
occupe l’espace de la scène. Les baraquements, la ligne de chemin de fer, les
barbelés, le portail où s’affichaient les mots ‘Arbeit macht frei’ (le traivail
rend libre), et même les chambres à gaz et les fours crématoires. A l’intérieur,
trois mille figurines de 8 centimètres de haut, représentant les déportés et
leurs gardiens, manipulées par trois marionnettistes de la compagnie. Le
spectacle montre la machine de mort industrielle à l’œuvre, en un journée
‘ordinaire’, si l’on peut dire, du camp. Le génie des trois animateurs de la
compagnie, Herman Helle, Pauline Kalker et Arlène Hoornweg, c’est d’avoir
trouvé, grâce à la marionnette, une forme de représentation à la fois véridique
et abstraite, proche et distanciée. Autrement dit, qui peut susciter une forme
d’identification retenue et réflexive, loin de toute émotion facile. Les
figurines, que l’on doit à Herman Helle, le plasticien de la compagnie, sont en
elles-mêmes fascinantes. Modelés dans l’argile, les visages, tous différents, s’inspirant
du Cri, le célèbre tableau de Munch. Les corps en fil de fer revêtus du pyjama
rayé deviennent transparents, moulés dans une sorte de résine, à l’approche de
la chambre à gaz. Corps-fantômes, ceux qui sont jetés dans la fosse commune
sont façonnés dans la glaise, à laquelle ils semblent se mêler.
Le deuxième coup de génie
des créateurs d’Hotel Modern, c’est la manière dont ils jouent sur le macro et
le micro. Le regard du spectateur embrasse à la fois l’ensemble du camp, avec
ses figurines qui ont juste la taille nécessaire pour qu’on les distingue
depuis la salle, et de multiples détails filmés en direct sur le plateau et
projetés sur l’écran de fond de scène, en des images tremblées, nocturnes,
spectrales. Les micros-caméras entrent dans les dortoirs des baraquements, dans
les valises où traînent encore les effets personnels des déportés, dans les
miradors, dans la chambre à gaz. Elles s’attardent sur les visages muets,
empreints d’incompréhension face à l’impensable. Pas de paroles. Mais un
travail sur le son sophistiqué renforçant la sensation d’un monde fantôme,
irrémédiablement voué à hanter les esprits. C’est l’ensemble de ce travail sur
l’image, le son, les figurines, le rapport troublant et délicat entre les
marionnettes et leurs manipulateurs deus ex machina aussi, qui éloigne la
représentation de tout réalisme et la charge de toute sa force expressive.
‘Au début, nous avons
travaillé avec des éléments plus réalistes,’ racontent Pauline Kalker et Ruud
van der Pluijm, qui signe la conception sonore du spectacle. ‘Il devait y avoir
du texte, et des sons issus du réel comme des hurlements d’hommes ou de chiens.
On s’est rendu compte que cela ne marchait pas, que ces éléments nous
ramenaient du côté de l’anecdotique, qu’ils avaient même quelque chose de nauséabond.
Et, aussi, que la magie apportée par la figurine disparaissait avec la présence
du texte…On a fait l’expérience de l’inexprimable, et on est allés vers
davantage d’abstraction. L’étonnement que nous cherchons à créer s’accroît avec
l’absence d’explication.’
‘Fabriquer des marionnettes que nous allons gazer ou pendre, reproduire Auschwitz en miniature, c’est étrange, indubitablement,’ remarque Pauline Kalker, qui note la dimension de ‘catharsis personnelle’ que revêt pour elle le spectacle – son grand-père est mort dans les camps. La catharsis a lieu aussi pour le spectateur, tant l’équipe d’Hotel Modern a trouvé la forme juste, avec ses milliers de figurines stylisées qui, effectivement, exercent leur fonction magique de symbolisation et d’appropriation. En 2014, on pourra voir un peu partout en France La Grande Guerre, autre spectacle remarquable, sur la guerre de 1914-1918, signé par les créateurs d’Hotel Modern – des artistes qui ont bien raison de penser qu’ils peuvent partir à l’assaut des grands sujets avec leurs petites marionnettes.
19-9-2013